Le goût de la liberté

"Petit frère" de Bazoche
"Petit frère" de Bazoche

 

Ça ne rentrera jamais ! Il faut qu’elle se rende à l’évidence, cette valise, même en poussant avec le pied, ne rentrera jamais dans la voiture. Pas plus que dans la caravane. 

- C’est une histoire de logique que tu n’as jamais eue, ma Jo ! 

Cette phrase est tombée comme un doigt sur le déclencheur d’une bombe. Et, oui, elles ont explosé - Joséphine et la bombe. Joséphine et l’ambiance.

Ok, les deux étaient tendues. Joséphine stressait depuis des jours, accaparée, envahie, engloutie par les préparatifs de cette tournée. Dernier opus de la collection « Portraits d’ici ». Et, elle l’avait promis, dernière virée seule avec cette foutue caravane. La prochaine fois, elle ira à l’hôtel. Son carrosse de princesse n’en pouvait plus. Il avait fait son temps. Trop plein de souvenirs, de cartons de livres et de problèmes mécaniques. À tout ce foutraque s’ajoutaient les reproches de Jules, les peurs de Jules, les doutes de... 

Il n’en pouvait plus de cette vie et chaque départ était une souffrance. Cette fois, cette valise serait le pavé dans la mare. 

Cette trop énorme valise rouge ne serait pas du voyage. Comme Jules. Comme Bastien. Une nouvelle fois, ils resteraient entre hommes. Une nouvelle fois, elle partait excitée par l’aventure et coupable d’assumer son choix. Une nouvelle fois ils allaient s’engueuler. Ils allaient se jeter tous les mots qui collent à la tristesse, à la jalousie, à l’abandon. Jetés à la figure, aux oreilles et au cœur. 

La première tournée avait démarré dans la curiosité de ce succès aussi nouveau qu’inattendu. Joséphine s’était sentie portée par la fierté des hommes de sa vie. Puis le temps, les habitudes, les frustrations et les années avaient donné la place aux mots de trop, aux mots dits avec la colère triste, la tristesse douloureuse, la douleur inavouée. 

Et c’est la valise porte-bonheur qui porterait la responsabilité de cette engueulade de dernières minutes !

Joséphine pleurait des larmes qui lui rendaient bien service. Larmes de joie de partir ? Larmes de culpabilité de l’abandon ? Larmes de soulagement car les mots arrivaient enfin ? 

Une nouvelle fois, elle allait voyager avec sa valise rouge sur le siège passager, les sandwiches dans la boite à gant, le thermos à ses pieds. Le vaisseau était prêt. Il était l’heure des au revoir.  

Bastien connaissait la musique. Dans le silence matinal du quartier, ils allaient se calmer, s’enlacer, se murmurer des excuses aux couleurs des mots doux. « Comme d’habitude », pensera-t-il.

Patiemment il attendrait son tour pour les câlins. Il connaissait le manège. Pas une fois ils ne se seront pas pris la tête avant un départ. À chaque fois et ça depuis des années, chaque tournée de sa mère était annoncée par une vraie grosse prise de tête. Ils étaient créatifs en matière de déclencheurs mais tristement rébarbatifs concernant les injures, les causes réelles et profondes. 

Puis l’évidence de l’heure finissait par arriver comme une vague passant la digue. Douche froide. Ils reprendraient leurs esprits et leur amour. Ne pas se quitter sans avoir enterré la hache de guerre. Alors Jules la prendrait par la taille pour la guider jusqu’à la voiture. Joséphine accueillerait le compromis. Tête contre tête, les yeux dans les yeux, sans un mot, ils se diraient tout. 

Bastien trouvait le temps long à côté de ces deux nigauds, mais il le savait indispensable pour vivre l’absence avec un père plus amoureux que jaloux. Une éternité de tendresse plus tard, de paix retrouvée remplie par le câlin de Bastien, Joséphine tournerait la clé dans le Neimen.

Les yeux rivés sur le tableau que lui offrait son rétroviseur. Jules et Bastien, main dans la main, l’accompagnaient du regard jusqu’au bout de la rue. Elle ne prenait même pas le temps de quitter le quartier pour entamer une nouvelle conversation philosophique avec son volant. Comme à l’accoutumée, elle naviguait entre évidence et doute. Suis-je à ma place dans cette carrière ? Entre culpabilité et justesse. Partir une nouvelle fois, au nom de son avenir littéraire. Être autrice, mère, amante, femme. Trouver un équilibre. Choisir ? Impensable ! Elle avait besoin de tout. Elle était ce tout. Elle se rassurait en pensant au père génial que Jules savait être. Elle se rassurait en imaginant Bastien se construire des portraits de femmes libres. Elle avait besoin de croire que ce modèle inspirerait cet homme en devenir.

Le cortège avait quitté la ville. Le moteur était chaud pour avaler l’asphalte. Joséphine voyait la route comme sa ligne de vie. Que de chemins parcourus depuis le HLM de son enfance ! Qu’il était loin le temps où la liberté était un concept resté sur le palier ! Cela pourrait faire l’objet de son prochain roman : le goût de la liberté.

- Il faut que j’en parle à mon éditrice. 

 

Ce texte a été écrit dans le cadre de l'atelier d'écriture animé par Annick Bellard pour l'association L’Écho des Fontaines.

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