Le café est mort

 

 

Je ne m’attendais pas à ça. La dernière fois que j’y suis passée, ils m’avaient raconté tous les projets, toutes les envies, tous les espoirs. Et là, avec la froideur d’un faire-part, j’apprends qu’il est mort.

 

 

Impossible.

 

 

J’apprends sa mort, alors qu’il allait si bien. Quand ils ont présenté les derniers chiffres, ils disaient que tout allait bien. Une subvention allait arriver... C’était chaud, mais tout allait bien. On m’avait dit: nouvelle équipe, nouvelle énergie. Ça sentait l’espoir et du jour au lendemain, il meurt.

 

 

Inacceptable.

 

 

Nous étions nombreux à être passés le voir à la dernière grande réunion de famille et... Moi, j’étais là pour tirer officiellement ma révérence ; j’avais quitté le navire depuis des mois pour embarquer vers d’autres horizons. Il me fallait lui dire au revoir une dernière fois, mon rituel à moi. Ce soir-là, j’ai entendu des chiffres qui laissaient croire que tout était bon, tous les signaux étaient au vert... Je partais heureuse : ça allait continuer.

 

 

Et j’apprends qu’il est mort.

 

 

La mort a dû être violente, car si soudaine. En tous cas son annonce l’a été, violente.

 

 

Colère

 

 

En fait, oui, je suis en colère. Cette nouvelle me met en colère comme si j’apprenais la mort d’un ami avec qui je prenais l’apéro la veille. Une de ces morts à laquelle on ne s’attend pas, on n’a pas le temps de l’envisager, d’y penser, de s’y préparer. Ben, tout allait bien.

 

 

Tout semblait bien aller. Et pourtant...

 

 

Je refuse de penser que la mort l’a pris par surprise. Ou alors étaient-ils dans le déni ? Le diagnostic était peut-être trop violent, trop dur à admettre, à avaler ; alors ils ont regardé ailleurs, là où c’était plus léger.

 

 

Tristesse.

 

 

J’aurai aimé savoir qu’il était malade. J’aurai aimé le veiller. J’aurai aimé préparer son départ, lui dire au revoir autrement. Je n’ai pas le cœur à la fête. Je n’ai pas envie d’une grosse fête bruyante, bercée par l’alcool et les fumées bleues. Je n’ai pas envie de fêter une mort que je n’accepte pas... pour le moment.

 

 

J’ai passé du temps chez lui. J’ai osé, testé, découvert, grandi, rencontré, aimé, ri, pleuré, rouspété, scié, ciré, servi, compté...

 

J’ai aimé plonger dans cette idée folle. J’ai osé prendre une place joyeuse, même si elle n’était pas toujours confortable. J’ai testé la vie de trouple avec bonheur et curiosité. J’ai appris à modérer, naviguer, surfer, rouspéter, bouder, écouter dans cette association improbable et précieuse. J’ai découvert d’autres façons d’être, de vivre, de voir la vie. J’ai découvert d’autres façons de fonctionner, de vivre ensemble. J’ai grandi de la création, de la gestion à trois, pas toujours facile, mais tellement riche.

 

J’ai rencontré une foule de gens d’ici et d’ailleurs. J’ai rencontré d’autres mondes, d’autres horizons, d’autres cultures. J’ai retrouvé des ‘perdu-es de vue’ croisé-es dans d’autres univers. J’ai aimé accueillir les habitué-es, comme les nouvelles et nouveaux. J’ai aimé souhaiter la bienvenue à toustes.

 

 

J’ai ri jaune des ragots des bêtas jaloux de cette bande de mal coiffés qui venait déranger la quiétude du village. J’ai ri de ces regards curieux ou septiques sur ce trouple étrangement fagoté. J’ai ri de la curiosité pas toujours très saine sur ce lieu. Mais j’ai surtout ri à gorge déployée des blagues plus ou moins drôles, des situations bancales, des scènes farfelues, des moments décalés et précieux. En fait, j’ai ri de tout ce qui a fait la vie de ce lieu. J’ai pleuré de joie, de fatigue. J’ai pleuré quand j’ai vu tout ce monde danser dès le premier soir ; ils venaient célébrer la Vie et la Pie. J’ai même été capable de pleurer en alignant les chiffres de la comptabilité ! Là, je pleure une dernière fois, triste que cette belle aventure se termine.

 

 

J’ai pesté contre les pronostics jaloux « ils ne tiendront pas » ou plus gentiment « combien de temps vont-ils tenir ? ». J’ai rouspété après la collection de tasses au café séché, les mégots abandonnés, les lumières allumées façon Versailles, les factures perdues, le morceau de fromage en décomposition dans le fond du frigo... J’ai bricolé. J’ai scié les bouchons. J’ai poncé et lustré le parquet. J’ai patiemment découpé et collé les morceaux d’articles pour camoufler l’affreux papier peint des toilettes. J’ai servi des bières, des sourires et des mots d’amour.

 

 

Ah la soupe de mots d’amour !

 

 

J’ai ramené cette idée d’un voyage. J’ai eu droit à de gentilles moqueries avec cette idée, mais ça n’était rien au regard de tous les sourires reçus. J’ai adoré me promener avec cette soupière et m’inviter dans les conversations : « Un p’tit mot d’amour ? ».

 

Il y a eu des mines surprises, joyeuses, curieuses, blasées, amusées. Et étrangement, il y a toujours eu cette petite étincelle dans les yeux des gourmand-es qui se sont offert ce petit mot d’amour. Il y a eu des mots dans toutes les langues, il y a eu des dessins de grands et de petits. J’ai adoré touiller cette soupe des mots d’amour pour en semer ici et là. J’ai adoré voir la soupière passer de mains en mains, portée par de nouveaux rêveurs, porter par d’autres rêveuses.

 

 

J’ai déjà le blues de la Pie, mais les moments précieux sont gravés. Les émotions, les souvenirs, les sourires, les regards, les conversations, les notes de musique, les danses endiablées - le parquet en tremble encore !

 

 

A-t-on su prendre soin de chacun ?

 

A-t-on su prendre soin de nous ?

 

A-t-on su prendre soin de soi ?

 

 

Quelle sera la prochaine aventure ?

 

 

Écrire commentaire

Commentaires: 1
  • #1

    Rita Payeur (mardi, 12 décembre 2023 13:22)

    Agnès, magnifique texte qui me met des larmes dans les yeux. Je sens toute ta peine et incompréhension. Merci d'écrire, merci de partager.